Protection de la personne et protection du mariage : vérité en deçà des frontières du Bas-Rhin, erreur au-delà.

Le même jour, le Gouvernement affirme vouloir supprimer l’autorisation à mariage pour les personnes sous tutelle et défend le contraire dans une décision rendue par la Cour européenne des droits de l’Homme.

Une liberté. Le mariage est une composante de la liberté individuelle[1] et même personnelle[2], comme telle protégée par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Je le veux, donc je le peux.

Une liberté sous contrôle pour les personnes protégées. Le code civil protège les mineurs et les majeurs qui ne peuvent pourvoir seuls à leurs intérêts en raison d’une altération de leurs facultés[3]. Dans les rares cas où des mineurs peuvent contracter mariage, ils ne peuvent le faire, selon l’article 148 du code civil, sans le consentement de leurs père et mère. Pour les majeurs protégés, l’article 460 du Code civil prévoit que « le mariage d’une personne en curatelle n’est permis qu’avec l’autorisation du curateur ou, à défaut, celle du juge » et que « le mariage d’une personne en tutelle n’est permis qu’avec l’autorisation du juge ou du conseil de famille s’il a été constitué et après audition des futurs conjoints et recueil, le cas échéant, de l’avis des parents et de l’entourage ». Le consentement des seuls mineurs et majeurs protégés est donc nécessaire mais non suffisant pour contracter mariage. Le défaut d’intervention du protecteur ou des parents ouvre dans les deux cas la voie à une action en nullité, fondée sur le défaut d’autorisation et prévue par l’article 182 du code civil[4].

Une exigence « inacceptable ». Le Comité interministériel du handicap propose des mesures pour changer le quotidien des personnes en situation de handicap, parmi lesquelles « le droit de se marier, se pacser ou divorcer, sans recourir à l’autorisation judiciaire, pour les personnes majeures sous tutelle ». Le cap est ainsi fixé, comme un élément de « citoyenneté » : il faut faciliter l’exercice de ces droits fondamentaux[5]. La réforme de la protection juridique des majeurs de 2007 a en effet laissé de côté une retouche du divorce qui aurait été nécessaire, les textes actuels obligeant à des contorsions procédurales qui ne servent nullement les intérêts des personnes protégées. Sur les autorisations de se marier, on peut s’étonner de ce que le CIH ne vise que la tutelle, alors que la curatelle est aussi en cause. Le mot « tutelle » doit sans doute être reçu dans sa signification générique et non technique. Il faut alors lire « protection » à la place de  » tutelle « . Cette question est éminemment sensible et il faut se méfier des victoires trompeuses. L’annonce faite, largement relayée par les médias[6], peut étonner relativement à son « timing » et inquiéter relativement à ses conséquences possibles. Pour Sophie Cluzel, il y a là une « réalité inacceptable », parce que « tout le monde est influençable, c’est la conception même de notre démocratie ».

Un curieux timing Le 25 octobre 2018, jour même de cette annonce retentissante, la Cour européenne des droits de l’Homme a rendu sa décision dans l’affaire Delecolle c. France[7], portant précisément sur la question de savoir s’il y a, dans le code civil français, une atteinte aux droits de l’Homme, par une violation de l’article 12 de la Convention européenne[8]. Le requérant se plaint de ne pouvoir se marier parce que la loi française le lui interdit, faute d’autorisation du curateur ou du juge. L’affaire débute par un refus de la curatrice, en 2009. La personne protégée connaît alors depuis quelques mois seulement la personne qu’elle veut épouser, le contexte familial est conflictuel, des intérêts (patrimoniaux et consistants) s’opposent. La juge des tutelles, après enquête sociale et expertise médicale, rejette la demande de la personne protégée. Cette position est confirmée par la Cour d’appel. Ces décisions successives satisfont largement à l’exigence de motivation. Cette affaire donne ensuite lieu à une question prioritaire de constitutionnalité, tendant à voir déclarer l’inconstitutionnalité de l’article 460 du code civil, comme contraire à la liberté du mariage. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel se prononce, en 2012[9]. Et il déclare l’article 460 du code civil conforme à la Constitution. Selon lui, ce texte n’interdit pas le mariage, les décisions sont susceptibles de recours et la liberté en cause n’est pas privée de garanties légales. Les restrictions ont pour but de protéger les intérêts de la personne et ne constituent pas une atteinte disproportionnée à cette liberté. A la suite de cette décision la Cour de cassation rejette le pourvoi pour deux raisons. La première est que le texte est conforme à la Constitution et la seconde est que les juges du fond ont justifié leur décision. C’est dans ce contexte qu’une requête est présentée à la Cour européenne des droits de l’Homme en 2013. La décision est rendue ce 25 octobre 2018, le jour de la diffusion du communiqué de presse du CIH[10].

Sur le fondement de l’article 12 de la Convention EDH, le requérant soutient que l’article 460 est contraire au principe fondamental de la liberté du mariage et que la possibilité pour le curateur de demander la nullité suffirait à protéger la personne vulnérable. Le Gouvernement français soutient quant à lui que l’on cherche, avec le mécanisme de l’autorisation, à protéger à la fois le consentement et l’intérêt de la personne protégée.

La Cour européenne des droits de l’Homme rappelle que les conditions du mariage ne relèvent pas seulement des Etats mais que ceux-ci peuvent prévoir des règles de forme et des règles de fond, fondées sur des considérations d’intérêt public, en particulier en matière de capacité. La Cour examine si l’ingérence de l’Etat est arbitraire ou disproportionnée. Ce qu’elle constate, c’est que le placement sous protection et les refus d’autorisation ont fait l’objet de décisions motivées et pertinentes, que la personne a bénéficié de recours et de garanties effectives. Les Etats ont une marge d’appréciation permettant d’assurer la protection effective des personnes au regard des circonstances. Ainsi, les limitations prévues par l’article 460 sont-elles admises car encadrées et soumises à un contrôle juridictionnel. La Cour conclut à la non-violation de l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Pour une analyse complète, l’arrêt est à lire sans le dissocier de l’opinion dissidente de la juge Nussberger.

Pour l’heure, le principe du contrôle systématique du mariage des personnes sous curatelle ou sous tutelle est maintenu, mais Sophie Cluzel annonce déjà que « le Code civil sera modifié d’ici le début de l’année ».

Sur le « timing », on peut donc s’étonner que d’un côté, le Gouvernement français, en la personne de M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, présente des conclusions en faveur de l’article 460 alors que le CIH, présidé par le Premier Ministre et réunissant des membres du gouvernement français, défende son abrogation. Vérité à Strasbourg…

La question des critères du contrôle devrait certainement être abordée avec soin. Le vœu que tout ne soit pas abandonné « à la discrétion des volontés individuelles »[11] est recevable. Il ne faudrait pas pour autant permettre des restrictions fondées en fait sur des considérations morales ou matérielles, qui importent plus aux héritiers qu’aux personnes dites protégées [12], mais il ne faudrait pas davantage qu’au nom d’une sacro-sainte liberté formelle, illusoire, on sacrifie des protections nécessaires.

Des risques. Dans le rapport « Plus simple la vie, 113 propositions pour améliorer le quotidien des personnes en situation de handicap » remis au Premier ministre en mai 2018, le député Adrien Taquet et le membre du CESE Jean-François Serre abordent la question du mariage. Ils citent l’OMS qui invoque l’importance des droits humains, dont celui de pouvoir accéder au mariage librement consenti[13]. L’OMS vise les droits sexuels qui incluent le droit de toute personne, « libre de toute contrainte, discrimination et violence » de consentir à son mariage. Ce droit s’oppose notamment à des traditions permettant les mariages précoces. L’argument qui prendrait appui sur les écrits de l’OMS pour justifier la suppression de toute protection en matière de mariage des personnes en situation de handicap serait manifestement captieux. Ce que veut l’OMS, c’est empêcher qu’une personne ne soit contrainte de se marier, plutôt que de permettre la levée de tout obstacle au mariage. Des obstacles, le droit en prévoit, pour tous. Et il en ajoute, dans un but protecteur, pour les plus vulnérables. Les propositions du rapport « Plus simple la vie » ne concluent d’ailleurs pas à la disparition du régime d’autorisation mis en place par l’article 460 du code civil, mais invitent à l’accompagnement des personnes vers l’accès à la vie affective et sexuelle et, notamment, à la formation des professionnels, au développement de la pair-aidance, pour permettre cet accompagnement. Et elles appellent aussi à la mise en place de dispositifs de lutte contre les violences sexuelles. Ce sont là des propositions concrètes mais coûteuses. Les propositions 98 à 101, sous le titre « Accompagner la protection juridique », ne font aucune mention du mariage ni de la nécessité de supprimer son autorisation par le curateur ou le juge. Cette suppression peut faire son effet pour un coût nul au plan budgétaire mais pas forcément au plan humain.

En bref : les mariages gris, ou escroqueries sentimentales ne sont pas une vue de l’esprit. On propose même des lois pour lutter contre ce fait, qui constitue un délit[14]. Les personnes protégées, parce qu’elles sont vulnérables, et souvent isolées[15] sont des proies faciles. A l’heure où l’on veut connecter tout le monde à l’internet, il serait approprié d’en mesurer aussi les dangers. Le droit commun et ce qu’il prévoit pour lutter contre le mariage gris suffit-il à protéger les personnes vulnérables ? Faut-il des lois spéciales ? On protège bien les mineurs, spécifiquement…

Bien sûr, on pourra toujours tenter de recourir à une action en nullité classique mais mieux vaut, peut-être, prévenir que guérir quand certains dommages sont irréparables[16].

Plutôt que d’adopter une posture qui consiste, systématiquement, à remettre en cause toute protection, il pourrait être intéressant de se demander si toutes les mesures de protection sont bien justifiées, en fait comme en droit. De nombreuses personnes en situation de handicap pourraient certainement exercer leurs droits et libertés en étant accompagnées et non protégées, conformément à la lettre et à l’esprit de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU. Il faut trouver les moyens d’un accompagnement effectif, voilà l’urgence, voilà la nécessité. La protection, et les restrictions de capacité qui en découlent, devraient être réservées aux personnes qui ne peuvent incontestablement pas ou plus exercer seules leur capacité, et il y en a. La protection est pour elles un droit, tout aussi fondamental sinon plus, que celui de se marier.

[1]        Cons. const. 13 août 1993, DC n° 93-325.

[2]       Cons. const. 20 nov. 2003, DC n° 2003-484.

[3]       C. civ., art. 425.

[4]       Civ. 1re, 20 avril 2017, n° 16-15.632.

[5]       CIH, Gardons le cap, changeons le quotidien, dossier de presse, 25 oct. 2018 : https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/10/dossier_de_presse_-_comite_interministeriel_du_handicap_-_25.10.2018.pdf

[6]       https://www.francetvinfo.fr/sante/handicap/droit-de-vote-mariage-demarches-administratives-ce-que-prevoit-le-gouvernement-pour-simplifier-la-vie-des-personnes-handicapees_3002907.html https://www.franceinter.fr/societe/mariage-vote-ecole-les-droits-des-personnes-handicapees-seront-etendus http://www.leparisien.fr/societe/sophie-cluzel-toutes-les-personnes-handicapees-pourront-voter-et-se-marier-25-10-2018-7927482.php , etc.

[7]       Requête n° 37646/13.

[8]       « A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »

[9]       DC n° 2012-260 QPC : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2012/2012260QPC.htm

[10]      https://hudoc.echr.coe.int/eng#{%22languageisocode%22:[%22FRE%22],%22documentcollectionid2%22:[%22JUDGMENTS%22],%22itemid%22:[%22001-187187%22]}

[11]      J. -J. Lemouland, D. Vigneau, Droit des couples, D., 2013. 1089.

[12]      Cet écueil fut notamment évité par la cour d’appel de Besançon dans une affaire jugée en 2010 (CA Besancon, Ch. civile 1, section B, 28 octobre 2010, n° de rôle 10/01569). Le curateur avait refusé son autorisation en se fondant sur « l’opposition de la famille », « la précipitation avec laquelle le mariage a été annoncé et préparé », et « sur le coût des festivités envisagées ». Pour accorder l’autorisation sollicitée, la cour d’appel a retenu qu’un refus ne pouvait être exprimé « que pour des raisons graves, dans l’intérêt exclusif de la personne protégée, et non dans celui de sa famille » et a évoqué « la sincérité » et le « sérieux des sentiments des futurs époux l’un pour l’autre », précisant en outre qu’il était possible de préserver les biens par la conclusion d’un contrat de mariage.

[13]      OMS, Defining sexual health, Report of a technical consultation on sexual health, 2006.

[14]      http://www.assemblee-nationale.fr/15/propositions/pion0704.asp#

[15]      UNAF, Observatoire National des Populations Majeures Protégées dans les UDAF, Rapport annuel 2016 https://www.unaf.fr/IMG/pdf/onpmp_no2-rapport_2016.pdf

[16]      V. p. ex. https://www.paris-normandie.fr/actualites/societe/mariage-gris–pour-l-ailleurs-et-pour-le-pire-video-XD410606