« Tous pour un, un pour tous » : la santé du travailleur et l’intérêt collectif

« Tous pour un, un pour tous » : la santé du travailleur et l’intérêt collectif[1]. Communication, colloque « La prise en compte de la souffrance au travail », Ordre des Avocats, Faculté de Droit, Aumônerie du monde juridique, Poitiers, 17 mai 2018.

On peut faire le constat que la souffrance au travail est ordinairement vécue comme un problème personnel, individuel, ce qui impliquerait que ni l’entreprise ni la collectivité des travailleurs ne soient concernées.

Pour illustrer cela, j’ai choisi d’évoquer la proposition de loi sur le burn out visant à faire reconnaître comme maladies professionnelles les pathologies psychiques résultant de l’épuisement professionnel[2]. Cette proposition a été présentée en décembre 2017 à l’Assemblée nationale et a fait l’objet d’une discussion générale le premier février 2018.

En l’état actuel des textes, une maladie est dite professionnelle à deux conditions. Il faut d’abord qu’elle résulte de l’activité et il faut ensuite qu’elle figure dans ce que l’on appelle un « tableau ». Pour le régime général de la sécurité sociale, il existe une centaine de tableaux. A titre d’exemple, le tableau qui concerne les affections causées par l’amiante désigne un certain nombre de maladies, donne une liste des travaux qui ont pu provoquer ces maladies et indique des délais de prise en charge. Ainsi, une personne qui a posé et déposé du calorifugeage contenant de l’amiante pendant cinq ans et qui développe, dans les quarante ans qui suivent, une tumeur pleurale, verra cette maladie reconnue professionnelle. C’est ce que permet le tableau.

Le droit s’est d’abord préoccupé du corps des travailleurs et les tableaux ne prennent toujours pas en compte les affections psychiques. Pour reconnaître leur caractère professionnel, il faut saisir un comité régional et prouver le lien entre la maladie et l’activité car ce lien n’est pas, comme avec les tableaux, présumé.

Les rédacteurs de la proposition de loi évoquent la difficulté de prise en compte de la souffrance en désignant les victimes du burn out comme les « silicosés du cerveau ». C’est un rappel du combat mené en son temps pour que la silicose, la maladie des mineurs de charbon, soit reconnue comme maladie professionnelle. Ce tableau n’a été créé qu’en 1945, alors que la maladie était identifiée depuis les années 1870 et que les morts se comptaient par dizaine de milliers. Ce que l’on disait aux mineurs qui toussaient, c’était qu’ils devaient arrêter de fumer.

Et c’est un peu ce que l’on fait aujourd’hui avec la souffrance au travail, connue et englobée dans l’expression plus « soft » de risques psychosociaux.

Ce qui a évolué, c’est que la santé mentale a fini par entrer dans le code du travail. Ce qui a évolué, c’est que l’on a développé la prévention et que les obligations portent aujourd’hui tant sur la santé mentale que sur la santé physique.

Hélas, il arrive que la prévention ne joue pas et que la réparation s’impose. La souffrance peut alors être reconnue comme accident du travail, mais à des conditions drastiques.

La jurisprudence caractérisait l’accident par une action violente et soudaine ayant provoqué des lésions corporelles. On pense aux suites d’une chute, ça peut tout aussi bien être une électrocution ou une vaccination. Elle a élargi sa définition, tant du point de vue des évènements que des conséquences. Ainsi, des conséquences comme la dépression ou le suicide, causées par des évènements comme le harcèlement moral, peuvent être prises en charge au titre des accidents du travail. Il faut mais il suffit que l’accident survienne par le fait ou à l’occasion du travail.

Prendre en compte la souffrance au travail, l’expression « prendre en compte » peut s’entendre humainement ou comptablement. Humainement, on parlera de reconnaissance. Comptablement, on parlera plutôt d’argent. Humainement, c’est dire au travailleur que l’on reconnaît sa souffrance, le lien de causalité entre ce qu’il a vécu et ce qu’il endure. Comptablement, c’est dire au travailleur que l’on va réparer, qu’il va être indemnisé pour le dommage subi. C’est ce double but qui était poursuivi par la proposition de loi sur les conséquences du burn out.

Tant que l’on n’a pas reconnu le caractère professionnel de la souffrance, c’est la branche maladie de la sécurité sociale qui en assume le coût. Dire que le travail est en cause, c’est transférer ce coût à la branche accident du travail. Et cette branche a la particularité d’être financée par les employeurs, par une tarification modulée selon la taille de l’entreprise, son activité, la fréquence et la gravité des sinistres qu’elle cause. Il y a donc une incitation à être vertueux. L’idée est d’appliquer la règle « pollueurs-payeurs ».

La discussion qui a eu lieu à l’Assemblée nationale a renforcé le sentiment que la souffrance au travail ne regarde que le travailleur, ce qui se traduit de deux manières.

D’une part, on dit au travailleur que son problème n’est pas exclusivement professionnel et on lui oppose l’intérêt de l’entreprise (I). D’autre part, on lui dit que ce problème peut être pris en compte par les représentants du personnel et que la réforme récente du dialogue social est une opportunité (II).

  1. Un problème personnel face à l’intérêt collectif de l’entreprise

Les opposants à la proposition de loi ont exprimé que le burn out est « multifactoriel », que tout n’est pas professionnel, que la vie privée ou familiale est en cause et que les retentissements diffèrent selon les individus. Ce qui a été dit, c’est que la part personnelle du syndrome fait écran à sa prise en compte au plan professionnel et surtout à son imputabilité à l’employeur. En voulant éviter de fragiliser l’intérêt de l’entreprise (A), on laisse finalement le travailleur seul avec sa souffrance (B).

A. L’intérêt collectif de l’entreprise

L’intérêt de l’entreprise est un autre sujet d’actualité. En mars 2018, un rapport intitulé « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » a notamment préconisé d’inscrire dans la loi qu’une société est gérée dans son intérêt propre mais aussi en considérant les enjeux sociaux de son activité, en assurant la « reconnaissance des travailleurs ».

Tout en restant en-deçà de l’intérêt général, l’intérêt collectif de l’entreprise irait au-delà de l’intérêt des associés, en intégrant les salariés comme parties constituantes.

C’est peut-être une note d’espoir, on irait dans le sens d’une plus grande démocratie, ce qui inviterait aussi à plus de transparence.

Pour davantage de démocratie, on propose de renforcer le nombre d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance des entreprises de plus de 1000 salariés (au lieu de 1 administrateur salarié pour 8 non-salariés par exemple, on en aurait … 2). Ces administrateurs ont pour rôle d’apporter leur compréhension, leur connaissance du terrain, des métiers, de l’histoire de l’entreprise. Dans ce rapport de mars 2018, on veut rapprocher les intérêts en présence. Il est écrit que les salariés investissent dans l’entreprise et en subissent les risques, que les actionnaires investissent leur argent tandis que les salariés investissent leur temps et leurs compétences.

Mais les salariés investissent autre chose. En principe, l’investissement permet de renouveler et d’accroître son capital. C’est une opération par laquelle on acquiert des biens durables. Or le travailleur donne de sa personne pour en tirer des revenus, mais en perdant parfois la santé ou la vie.

Une entreprise qui conduit à la mort de ses salariés voit son image affectée. En 2013 au Bangladesh, on faisait produire des vêtements à des entreprises de confection qui travaillaient à bas coût et les bâtiments se sont effondrés, tuant plus de 1000 ouvriers. Les auteurs du rapport évoquent ces faits, qui ont eu lieu à quelques 8000 kilomètres de Paris.

Mais d’autres faits ont lieu plus près de nous. Et ils ne sont pas connus… Précisément en raison de l’absence de reconnaissance au titre des accidents du travail et des maladies professionnelles. Il y a donc un chiffre noir de la souffrance au travail, un chiffre inconnu de dépressions et de suicides liés au travail. Ce que les grandes entreprises ont compris, c’est qu’il y a un enjeu d’image, qu’il importe de mieux se comporter et que cela se sache.

L’exigence de transparence suit donc logiquement l’exigence de démocratie. Dans les entreprises de plus de 500 salariés, une déclaration de performance extra-financière donne des informations sur la prise en compte des conséquences sociales de l’activité. On définit les risques, la politique de gestion de ces risques et des indicateurs comme… le taux de fréquence des accidents du travail ou le nombre d’heures de formation à la sensibilisation aux risques psychosociaux.

Dans cette déclaration, il est fait mention des accords collectifs et de leur impact sur les conditions de travail.

L’intérêt collectif de l’entreprise est censé englober celui des salariés.

D’un côté on dit aux salariés que, s’ils souffrent au travail, ce n’est pas seulement à cause de l’entreprise et, d’un autre côté, on leur affirme que leur intérêt n’est pas nié : il est compris dans l’intérêt collectif de l’entreprise.

Le rapport de mars 2018 vise à redorer le blason de la grande entreprise, parce que c’est là que l’on déplore les dérives les plus médiatisées. Et plus grande est l’entreprise, plus grande est la méfiance à son égard.

La souffrance au travail n’est pas propre aux salariés du privé, elle touche aussi les agents publics et les indépendants, les chefs d’entreprise. Le taux de suicide est élevé chez les agriculteurs, les policiers et le personnel pénitentiaire. De plus en plus, les salariés perdent le sens de leur travail, ce que l’on relève fortement dans les métiers à vocation, comme les soins ou l’accompagnement.

Et la perte de sens, selon un psychologue renommé, est une cause de souffrance au travail.

B. Le travailleur isolé

On peut déjà relever que les petites entreprises ne sont pas concernées par ces efforts de démocratie et de transparence. Or la majorité des salariés travaillent dans des structures de taille modeste.

On peut ensuite préciser que la souffrance au travail reste maintenue dans la sphère individuelle. Celui qui subit, celui qui est malade, doit saisir la justice ou se soigner. Le résultat est que c’est lui qui est écarté. Celui qui souffre quitte l’entreprise, le plus souvent de façon définitive.

Lors des débats sur le burn out, un député a fait valoir cinq réponses existantes : la prise d’acte, la réparation, le recours au Comité régional, les dispositions relatives au harcèlement et la perspective prochaine des allocations chômage en cas de démission. On pourrait en ajouter une sixième dans le même ordre d’idées : la rupture conventionnelle. Mais qu’ont en commun toutes ces solutions ? D’être curatives et individuelles. Et d’arriver trop tard. On laisse le travailleur seul face à l’employeur.

Associer les salariés à des conseils, à des groupes de réflexion ou de qualité est certes une démarche positive. Mais elle a pour revers de promouvoir une logique plus rationnelle que relationnelle, de court-circuiter la libre discussion des travailleurs entre eux et de gommer une conflictualité sociale qui conserve son utilité.

2. Un problème individuel face à l’intérêt collectif des travailleurs

Lors de la discussion sur la proposition de loi relative au burn-out, il a été souligné que la réorganisation du dialogue social en favoriserait la prise en compte de deux façons : par les élus du personnel, dans l’entreprise (A) et par les syndicats, à des niveaux divers (B). Que peuvent-ils faire ?

A. Les représentants élus du personnel

En 2017, le législateur a programmé la fusion obligatoire de trois institutions représentatives du personnel : les délégués du personnel, le comité d’entreprise, et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Désormais, il n’y aura plus, dans les entreprises, qu’une seule institution : le comité social et économique. Ce comité aura des compétences variables selon le nombre de salariés.

Dans les entreprises de 11 à 50 salariés, il présente des réclamations, il promeut la santé, la sécurité et l’amélioration des conditions de travail, il réalise des enquêtes en cas d’accident et il a un droit d’alerte en cas d’atteinte à la santé physique et mentale des travailleurs. A partir de 50 salariés, le comité assure l’expression collective des salariés pour permettre la prise en compte de leurs intérêts et il est informé et consulté pour mener à bien sa mission.

L’un des points les plus contestés de la réforme est la disparition du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. On devait le créer à partir de 50 salariés. A la place et à partir de 300 salariés seulement, on créera désormais une simple commission santé, sécurité et conditions de travail. Elle n’a pas de budget propre et n’a donc pas d’autonomie. C’est le comité qui prend les décisions et c’est lui qui gère le budget.

S’ajoute à cela que les expertises décidées par le comité ne sont plus financées complètement par l’employeur. En matière de santé, le financement reste pris en charge par l’employeur en cas de risque grave, comme par exemple une situation de tension extrême et persistante caractérisée par des arrêts de travail répétés, des comportements proches du harcèlement moral et l’intervention des pompiers suite à la crise nerveuse d’une salariée). Le financement est en revanche assumé à 20% par le comité en cas de projet important modifiant les conditions de travail, comme la mise en place d’un dispositif d’écoutes et d’enregistrements de chargés de clientèles ou le déplacement géographique de salariés avec une évolution de leurs tâches.

Le CHSCT de La Poste a fait modifier un projet de réorganisation jugé dangereux, quand le temps imparti pour les tournées n’a rien à voir avec le temps nécessaire.

Autre exemple chez Renault, après plusieurs suicides. L’avocate des familles a découvert que tout avait été écrit, consigné, par le CHSCT. Tout était dans les procès-verbaux : les sous-effectifs, la culture du résultat, la pression des évaluations individuelles. Elle a obtenu que le tribunal reconnaisse la manifestation singulière d’un risque anormal encouru collectivement. Renault a été condamné.

On peut craindre que, si arbitrage il y a, ils ne soient pas en faveur de la santé, soit parce que l’on aura des préoccupations économiques ou parce que l’on voudra utiliser le reliquat du budget pour les activités sociales et culturelles.

B. Les représentants syndicaux

Les partenaires sociaux sont actifs à tous les niveaux en matière de santé au travail.

Au niveau national, ils participent à la création et à la révision des tableaux de reconnaissance des maladies professionnelles et ils contribuent à l’élaboration du plan santé au travail. Le plan 2016-2020 met d’ailleurs l’accent sur la prévention et la prise en compte des risques organisationnels tels que les risques psychosociaux. Il préconise de développer la communication, l’évaluation des risques et la prévention du burnout, par des actions de formation ou d’information et de veiller à l’usage des outils numériques ou plutôt à leur non-usage, à la déconnexion.

Au niveau interprofessionnel, les syndicats ont déjà conclu des accords relatifs à la santé mentale. Un accord a été signé en 2008 sur le stress, un en 2010 sur le harcèlement et la violence au travail et un en 2013 sur la qualité de vie au travail.

Au niveau de la branche, les partenaires sociaux définissent les conditions de travail et les garanties en matière de durée et d’horaires, qui ont assurément une incidence sur la qualité de vie au travail. La branche peut aussi imposer des règles à propos de certains risques mais l’on peut remarquer qu’ils intéressent la santé physique du travailleur.

Au niveau de l’entreprise, les délégués syndicaux auront quant à eux à négocier sur la qualité de vie au travail. Les accords d’entreprise sur ce thème, la déconnexion ou les risques psychosociaux sont nombreux. On peut maintenant les consulter sur Légifrance.

Les syndicats négocient, sauf quand ils ne négocient pas. C’est une autre critique adressée à la réforme : on peut contourner les syndicats. Soit parce que l’employeur peut soumettre directement un texte au vote des salariés soit parce qu’il peut vaincre la résistance des syndicats en organisant une consultation des salariés.

Les syndicats peuvent aussi saisir la justice, en cas d’atteinte à l’intérêt collectif de ceux qu’ils représentent. Il a été jugé par la Cour de cassation que les agissements de harcèlement moral portent nécessairement atteinte aux intérêts collectifs de la profession.

Et les syndicats peuvent œuvrer à la déconstruction de la langue ou de la novlangue managériale, ce qui a d’ailleurs été fait chez Renault, contre les euphémismes qui font remplacer les termes de règlement par régulation ou de gouvernement par gouvernance.

Mais dans la discussion sur le burn out, tout le monde a admis que tout le monde était concerné. Chacun a cité son philosophe, son écrivain ou son psychanalyste préféré. Toutefois, la discussion s’est soldée par une motion de rejet préalable. Si bien que ce problème qui concerne tous les travailleurs, et pas seulement les salariés, toutes les entreprises, et pas seulement les grandes, n’est toujours pas traité comme un problème professionnel.

A l’occasion de la proposition de loi sur les conséquences du burn out, il a été suggéré des choses comme assouplir les conditions de reconnaissance des maladies hors tableau. Je trouve que c’est une bonne idée. Mais j’aime mieux aller emprunter une formule à Jacques Ellul, historien du droit, théologien, sociologue non-conformiste et homme d’action, qui nous invitait à penser globalement et à agir localement, pour proposer : penser global, agir local. Pour avoir une pensée qui dépasse notre horizon mais en agissant là où nous sommes, en renforçant les liens menacés par la technique. Le numérique transforme le travail mais il est aussi une ressource. Pourquoi ne pas optimiser encore l’usage d’internet pour témoigner des solutions trouvées grâce à la médiation ou à l’action et montrer ainsi que l’on peut mobiliser d’autres forces que les siennes. Pas de délation (# !) mais plus que l’open data des décisions de justice, quelque chose qui soit à la fois pédagogique et secourable.

[1]                Le style oral a été conservé.

[2]                http://www.assemblee-nationale.fr/15/propositions/pion0516.asp